Espace public : rendre l’impossible possible
L’espace public est à la mode, même si, et peut-être, parce que sa définition est complexe.
L’espace public n’est pas l’espace commun, partagé, comme son nom l’indique, par une communauté.
L’espace public n’est pas non plus l’espace privé, même si la séparation – nette en France – l’est moins, voire pas du tout, dans d’autres pays ou d’autres civilisations.
L’espace public n’est pas non plus – ou pas que – l’espace républicain. Car l’espace public paraît étrangement colonisateur : les plages, les pentes du Mont Blanc, les complexes de loisirs et les centres commerciaux sont-ils des espaces publics ?
L’espace public est violent. Et en général, ce qui n’est pas considéré comme nécessaire y est facilement détruit.
L’espace public est le lieu politique par excellence. Il est le lieu des manifestations, de la libération de Paris, de la chute du mur de Berlin, des révoltes du printemps arabe…
L’espace public est celui des parcours donc du déplacement, de la conquête, de la maîtrise de la culture sur la nature : c’est la route romaine, les axes fondateurs, les rues de nos villes.
L’espace public est-il menacé ? À l’heure où toutes les villes s’attachent à créer des espaces publics inclusifs, sympathiques, débarrassés de leurs voitures, qu’en est-il réellement de l’espace public comme lieu des possibles et lieu d’expérimentation de la vie sociale ?
« Dans une société inquiète, voire angoissée, à la recherche de « zéro risque absolu », la norme a vite colonisé tous les secteurs de la sphère publique. Pour chaque question, pour chaque éventualité, pour chaque doute, la réponse est la même : légiférer ou réglementer. L’obligation ou l’interdiction, selon les cas, surgit, tel un réflexe conditionné ; elle s’impose dans son uniformité, sa rigidité, et parfois son absurdité au responsable local, où qu’il soit et quelles que soient les circonstances locales. La norme s’impose aussi dans ses excès à un citoyen qu’elle est pourtant censée servir et protéger…
Ce sont les organes vitaux de la démocratie que frappent les quelques 400 000 prescriptions techniques aujourd’hui applicables aux collectivités territoriales : le droit, ravagé dans sa crédibilité et son autorité ; la sécurité juridique, victime directe d’une frénésie textuelle devenue chronique ; et surtout l’élu local, fonctionnarisé, parfois infantilisé…
Le centralisme normatif transforme l’élu en administrateur, substitue l’expertise technique à la légitimité des urnes, et change la gestion par l’action en gestion par l’intendance. »
Extrait de « La maladie de la norme ». Rapport d’information de Claude Belot, Sénat 16 février 2011.
Dans le champ de l’espace public, le risque est grand de voir se développer partout les mêmes aménagements propres, lisses, sans surprise, aseptisés voir stérilisés. Les enfants n’ont plus le droit de jouer que dans les lieux aménagés à cet effet… En général identiques et peu créatifs… Mais réglementaires.
Finis les tracteurs hors d’usage qui restent quand même le meilleur jeu d’enfant jamais imaginé (et sans doute le moins cher). Fini le linge qui sèche aux fenêtres, les pots de fleurs devant la porte, le fauteuil que l’on sort sur le trottoir pour prendre le frais, les jambes qui pendent dans le vide quand on s’assied au bord de l’eau, les fenêtres que l’on ouvre dans le train ou dans le bus… Et pourtant chacun en a la nostalgie et l’incroyable succès de la highline à New York est une preuve éclatante de cette envie nouvelle des habitants d’être acteurs dans l’espace public.
Nicolas Soulier, dans son ouvrage « Reconquérir les rues » (Ulmer 2012), faisant référence à l’ouvrage de Christophe Dejours, « le facteur humain » (puf 2010) résume parfaitement les deux attitudes possibles adaptables à l’urbanisme et à l’espace public.
« La démarche 1 (défaillance) voit dans les conduites humaines l’exécution plus ou moins dégradée de conduites idéales dans des situations artificielles, les analyses en terme de défaillances, d’erreurs, de fautes, et les considère comme des sources de problèmes, cherchant les moyens de les contrôler, et d’empêcher les accidents qui leur sont imputables. L’objectif est alors la sécurité ; la qualité devenant secondaire et non liée à la question de la sécurité. Comme on peut prévoir qu’il y aura des inconduites et des défaillances, on doit prescrire et discipliner les conduites avec des normes fonctionnelles sans référence aux valeurs qui les motivent. On doit donc autant que possible substituer des automatismes à l’homme. La part de responsabilité revenant aux hommes n’est pas prise en considération.
La démarche 2 (ressource) s’attache à savoir comment mobiliser, développer et gérer les hommes en tant que ressources, considère les échecs comme normaux, et à ne pas assimiler à des défaillances ou des fautes. L’objectif principal est alors la qualité ; la sécurité est un sous produit de la qualité. On doit faire une place à l’accidentel, à l’imprévu, à l’inconnu, car on oeuvre dans le mouvant, le changeant, l’inédit. On doit faire une place à l’interprétation, à la délibération, à ce qui doit être ajusté, réaménagé, imaginé, inventé, ajouté à l’ingéniosité, à l’innovation.
C’est une démarche plutôt ordonnée par référence à la notion de culture, c’est-à-dire essentiellement à des valeurs relatives au juste et à l’injuste au désirable et à l’indésirable etc… Ses leitmotivs sont confiance/surveillance et assistance mutuelle, intervention régulatrice/arbitrages, interdictions ; frontières symboliques/respect. A long terme, c’est vraiment une démarche de sécurité même si elle est délicate car toujours susceptible d’être déséquilibrée, comme tout processus vivant complexe. »
L’espace public doit rester complexe. Rien ne doit pouvoir le confisquer aux hommes. Surtout pas les normes. Et si nous décidions de prendre le pouvoir sur elles ?
© Vincent Monthiers
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© Olivier Rousseau